Je suis pompier. J’ai 27 ans et depuis maintenant cinq ans je travaille dans une caserne de Montréal. Au travail, je n’ai jamais dit à personne que j’étais gai. Et comme je n’ai pas de manières efféminées, je crois vraiment que personne ne peut s’en douter. Je ne sais pas si cela changerait quelque chose si on l’apprenait. Peut-être pas. Mais je me souviens qu’à l’Institut où j’ai reçu ma formation, je l’avais confié à mes deux meilleurs amis, qui s’étonnaient de ne jamais me voir avec des filles. Ils n’avaient pas ri, ne s’étaient pas moqués, avaient même dit comprendre mon silence. Pourtant le lendemain, à l’école, tout le monde était au courant, et de là, c’est devenu moins sympathique : des regards en coin, des sourires entendus, des petits gestes moqueurs ou pire : la prise de distance, comme si j’étais contagieux ou même dangereux !
Alors, maintenant j’aime mieux garder ça pour moi. Au début de mon affectation dans cette caserne, j’avais tellement peur que ma réputation m’ait suivi, que j’en ai même rajouté un peu. Je m’extasiais à chaque début de mois devant les charmes de la calendar girl mensuelle. Il y a de cette sorte de calendrier dans tous les postes de pompiers. J’accompagnais même parfois les gars aux danseuses et je criais et sifflais avec eux à l’arrivée de la fille sur scène. Une fois, il m’est même arrivé de payer des danses à notre table et je crois avoir eu l’air convaincant en roulant les yeux et en salivent. Ce soir-là, j’ai vomi en rentrant chez moi. Au party annuel de la caserne, je me faisais toujours accompagner par l’une ou l’autre de mes bonnes amies. Pour le show, je la choisis jolie et complice. Elles aiment ça faire semblant d’être folles de moi, même que des fois elles en mettent un peu trop à mon goût. Puis, en revenant, on rit un bon coup en se rappelant les regards presque jaloux de mes confrères moins bien escortés ou du moins par des filles pas mal moins entreprenantes.
Alors c’est ça, je fais semblant. Je crois que je n’ai pas le choix. Pompier, c’est un métier viril où la subtilité des blagues ne dépasse pas des allusions comme la longueur des boyaux, la qualité de pression, la force et la précision du jet ! Imaginez donc à quoi j’aurais droit si ça se savait ! Puis, je ne me sens pas du tout coupable de garder mon secret. Qui n’en a pas, des secrets ? J’en suis même venu à trouver ça plutôt amusant. Mon ami est également pompier, mais dans une autre caserne, en banlieue. On s’est rencontrés pendant notre stage. Ça parait donc normal que deux pompiers soient devenus les meilleurs chums du monde. Lui aussi garde ça pour lui… enfin, pour nous. La seule affaire plate dans tout ça, c’est qu’on n’ose pas habiter ensemble. On a peur. Bien oui peur… pas honte, juste peur. C’est sûr qu’ils ne pourraient pas nous mettre à la porte pour ça, on est trop bien protégés, mais peut-être que ça deviendrait assez invivable, puis les promotions, bien, je pense qu’il faudrait oublier ça. Vous imaginez, une tapette, chef des pompiers ? Même moi, cette idée-là me fait sourire, alors pensez un peu à tous ces bons gars virils qui seraient obligés de suivre les ordres d’une moumoune ! Mais ce n’est pas si grave, c’est sans doute le prix à payer pour avoir la paix, une certaine paix en tous cas.
C’est sûr, des fois j’aurais le goût de déployer la plus grande échelle dans la cour de la caserne, de monter jusqu’en haut, de faire partir la sirène et puis de leur crier la vérité. Ça viendra peut-être. Ça m’a pris tellement d’années justes pour le dire à mes parents ! Une fois le choc passé, la première chose que mon père m’a fait promettre, c’est de ne pas en parler à la job, JAMAIS ! Il était pompier, lui aussi. Je ne sais pas pourquoi, probablement le soulagement d’avoir enfin franchi cette étape, mais moi, le cave, bien j’ai promis. Ma mère, elle, ne m’a rien demandé ; de toute façon, elle pleurait trop pour pouvoir dire un seul mot. Ca doit bien faire trois ans de ça, puis elle a encore les yeux rouges quand je vais la voir… toujours seul… parce que ça non plus je n’ai pas encore osé. Faut croire que pour eux autres, un gai seul, c’est toujours bien moins pire qu’en gai en couple, parce que là ils seraient bien obligés de s’imaginer des choses, vous savez bien ces choses que les gais font ensemble… Non ça, je le sens bien, ce serait au-dessus de leurs forces. Alors je respecte ça… et je me tais.
Car il y a sortir du placard et sortir du placard, coming out et coming out. C’est faux de penser que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et qu’après, tout est réglé. Ça peut prendre des années pour sortir vraiment du placard. C’est comme s’il fallait y aller un morceau à la fois : un pied, puis l’autre, une main, puis la deuxième, tranquillement. Il n’y a pas de manière, pas de recette, pas de manuel là-dessus. Oui il y a ceux qui claquent la porte du placard d’un seul grand coup spectaculaire, mais il y a tous les autres aussi qui ne font d’abord que l’entrebâiller… pour voir très discrètement de quoi ça aurait l’air, un coup sorti.
Je suis de ceux-là. J’en suis pas fier, mais pas honteux non plus. Je sais seulement que j’ai bien moins peur du feu que de l’opinion des autres. Et ça, c’est certain que ça me trouble et que des fois même ça me met en colère, pas contre les autres, contre moi-même Je me rends compte que ces jours-là, quand il y a une alerte importante, je prends plus de risques que d’habitude. J’ai même été déjà décoré deux fois pour des supposés actes de bravoure… mais je ne suis pas sûr que c’en était vraiment. Et j’aime mieux ne pas trop penser à ce que je voulais vraiment, ces jours-là.
Bien oui, je suis une tapette héroïque. J’ai donné mes médailles à ma mère. Ça ne lui a même pas fait plaisir.
Un pompier gai
(Aujourd’hui en 2023, le pompier à 44 ans et 22 années de service)